VI
Il n’avait guère fallu bien de temps à Bill Ballantine pour découvrir l’origine de la panne.
— La pompe à essence ! rugit-il en émergeant de dessous le capot. L’ont fichue en l’air ! Massacrée à coups de marteau ! Ce ne sont pas des fignoleurs vos dacoïts, commandant.
— Peut-être pas en mécanique, reconnut Bob qui, à son tour, avait mis pied à terre. En ce qui concerne le maniement du couteau par contre, tu peux leur faire confiance. D’authentiques champions.
Avec mauvaise humeur, le géant referma le capot d’un coup sec.
— Qu’allons-nous faire, commandant ? interrogea-t-il. Nous avons peu de chances de trouver un taxi dans ce coin perdu.
— Les dacoïts ne nous laisseraient d’ailleurs pas le temps de le prendre, Bill. On ne les voit pas, mais ils sont autour de nous, inutile d’en douter. Attendons qu’ils se manifestent. De cette façon, nous pourrons les localiser et agir en conséquence.
Sans prononcer d’autres paroles, les deux amis demeurèrent auprès de la voiture, scrutant les ténèbres autour d’eux pour tenter d’y déceler d’éventuelles présences. Seuls, dans le silence, des halètements lointains de locomotives s’imposaient, et aussi les plaintes des oiseaux aquatiques, issus des marais proches.
— Vont-ils s’amener à la fin ? s’impatienta Bill Ballantine.
Un ricanement amer échappa à Morane.
— Quand on parle du loup, on en voit la queue, mon vieux Bill, Les voilà en effet qui s’amènent.
Devant eux, trois formes humaines venaient d’émerger des ténèbres et s’avançaient lentement, avec la sûreté de fauves marchant vers leurs proies.
— Ils ne sont que trois, fit Bill. Le combat ne sera pas trop inégal.
Morane s’était retourné, pour apercevoir un autre trio d’adversaires venant vers eux de l’autre extrémité de la rue.
— Ils sont six, Bill, et nous sommes sans armes. Eux possèdent des couteaux et savent s’en servir.
L’Ecossais hocha la tête.
— Vous avez raison, commandant. La retraite nous est coupée et, cette fois, si nous sortons vainqueurs de cette bataille…
— Ne nous désespérons pas, coupa Morane. Inutile d’accepter un combat trop inégal. Nous pouvons encore fuir.
— Fuir ? Mais comment, commandant ? Ces sacripants ferment les deux extrémités de la rue.
Tendant le menton vers la gauche, Bob désigna une palissade bordant un terrain vague.
— Un bond au-dessus de cette clôture et nous filerons à toute vapeur à travers les vieux dépôts du chemin de fer, en direction de la rivière Lea, que nous tenterons de franchir à la nage.
— Et si les dacoïts courent plus vite que nous, commandant ?
— Alors, il nous faudra défendre nos vies. Mais ce n’est plus le moment de discuter. Ils approchent. Je compte jusque trois et nous sautons… Un… deux… trois…
Comme s’ils étaient montés sur ressorts, les deux amis jaillirent littéralement vers la palissade, et cela au moment où les dacoïts n’étaient plus, devant et derrière, qu’à une vingtaine de mètres d’eux. D’une détente, ils accrochèrent le sommet de la clôture de planches, effectuèrent un rétablissement et se laissèrent choir de l’autre côté.
— Maintenant, Bill, sprintons, jeta Morane. Plus nous galoperons vite, plus nous aurons de chance de faire de vieux os !
Ils s’étaient mis à courir à travers les terrains vagues encombrés de matériaux de toutes sortes, véritable dépotoir où, pendant des années, les services du chemin de fer avaient entassé le matériel périmé. Cimetière de locomotives et de wagons frappés à mort, de tronçons de rails, de chaudières éventrées, de tuyauteries tordues et trouées, de palans bancaux, de grues rouillées faisant songer à des squelettes géants et incongrus, squelettes de gargouilles, de tarasques, de dragons figés sur l’immensité grise de la nuit.
Bob et Ballantine couraient avec l’énergie du désespoir, Morane surtout, car il connaissait les dacoïts, et il savait n’avoir aucune pitié à attendre d’eux. Des êtres n’ayant plus rien d’humain, des robots de chair animés par le seul désir de tuer. Et, en face de ces monstres et de leurs couteaux, le Français et son compagnon n’avaient que leurs poings pour toutes armes.
Derrière eux, les fuyards entendaient les pas pressés de leurs ennemis lancés à leur poursuite.
— Ils gagnent sur nous, fit remarquer Ballantine qui, visiblement, s’essoufflait, handicapé par son poids.
L’endroit atteint par Morane et Bill se révélait moins encombré, les vieilles ferrailles se faisant plus rares.
Devant eux, passé une large zone dénudée, on apercevait la zone plombée des marécages où la lumière indirecte de la lune mettait des reflets de marcassite. Sur la gauche, une ligne de lumières indiquait la proximité de la rivière Lea.
— Nous allons faire mine de nous diriger vers le marais, dit Bob, puis nous nous cacherons et, pendant que les dacoïts chercheront à nous repérer, nous filerons en direction de la rivière.
Ils coururent encore sur une centaine de mètres puis, comme ils arrivaient à hauteur d’une haute pile de traverses de bois, Morane dit encore :
— Cachons-nous ici.
En hâte, ils contournèrent la pile de traverses et s’accroupirent derrière. Sous ses pieds, Morane sentit rouler de petits corps durs. Il tâta de la main et comprit aussitôt que Ballantine et lui se trouvaient sur un amas de gros écrous rouillés et abandonnés là depuis des années sans doute.
— Bourrons nos poches de ces écrous, souffla Bob à l’adresse de son compagnon. Nous pourrions en avoir besoin avant longtemps.
Mais, déjà, les dacoïts étaient parvenus à leur hauteur. Ils ne s’arrêtèrent cependant pas et disparurent au-delà des derniers amoncellements de ferrailles.
— Ils pensent que nous nous sommes dirigés vers les marais, murmura encore Morane. Quand ils ne nous apercevront pas, ils reviendront sur leurs pas. Faisons une ample provision de vieux écrous et filons.
A pleines poignées, ils remplirent les poches de leurs vestes. Ensuite, s’efforçant de faire le moins de bruit possible, ils reprirent leur course, mais cette fois en direction de la rivière.
L’avantage que le subterfuge de Morane venait de leur faire gagner devait être de courte durée. Bill, qui s’était retourné, ne tarda pas à faire la constatation suivante :
— Ils ont retrouvé notre piste, commandant. Les voilà.
De derrière un groupe de nuages, la lune était apparue et, à sa clarté, Morane, en se retournant à son tour, put apercevoir les silhouettes des six dacoïts lancés à leurs trousses.
— Plus vite ! jeta Bob. Nous devons avoir atteint la rivière avant qu’ils nous aient rejoints, sinon…
Ce « sinon » renfermait les pires menaces, car les deux fuyards savaient que leurs poursuivants portaient la mort avec eux. La mort, et rien d’autre.
Jamais Morane et Bill Ballantine n’avaient couru de cette façon, et sans doute étaient-ils en train, talonnés par la peur, de battre tous les records olympiques de plat. Cependant, les assassins professionnels lancés à leurs trousses couraient comme des guépards et, sans se retourner, les deux amis pouvaient aisément s’imaginer les six dacoïts qui, le couteau à la main, les yeux brillant de folie meurtrière, se rapprochaient à chaque foulée.
Bob tourna la tête et se rendit compte que deux de leurs poursuivants, ayant devancé les autres, ne se trouvaient plus qu’à une cinquantaine de mètres de Bill et de lui-même. La lumière de la lune, qui luisait haut à présent dans le ciel, faisait briller le blanc de leurs yeux et les lames des longs poignards qu’ils tenaient à la main.
— La rivière ! jeta encore Morane dans un souffle. Nous devons atteindre la rivière !
C’était un peu comme si cette rivière était leur seule voie de salut. Excellents nageurs tous deux, ils espéraient sans doute pouvoir distancer leurs poursuivants en fuyant à la nage. Rien n’était moins sûr cependant car, si les dacoïts nageaient comme ils couraient.
La berge était toute proche maintenant et, dans leurs dos, Bob et son compagnon percevaient le souffle des deux premiers dacoïts. Soudain, Bill s’écria :
— Un canot à moteur ! Là…
Une embarcation taillée pour la vitesse et équipée d’un gros moteur hors-bord se trouvait en effet amarrée à la rive. Le tout était de savoir si ce dernier était en état de marche.
En une ruée ultime, Morane et l’Ecossais atteignirent le bord de la Lea à hauteur du canot.
— Essaye de faire démarrer le moteur, Bill ! tonna Morane. Je m’occupe de ces bandits !
Tandis que Ballantine sautait à bord, le Français faisait face aux deux dacoïts. Le premier d’entre eux n’était plus qu’à quelques mètres et, sous le feutre crasseux qui le coiffait, Morane put apercevoir un visage sombre, tordu par un rictus de haine découvrant des dents blanches comme celles d’un loup.
Rapidement, Bob plongea la main droite dans la poche de sa veste, pour l’en tirer presque aussi vite. Le dacoït allait l’atteindre et, déjà la lame courbe du poignard se levait, quand le bras de Morane décrivit une courbe brève. Sa main s’ouvrit et la poignée d’écrous, lancée avec force, cribla la face du scélérat. Déjà, celui-ci, sûr d’atteindre sa victime, clamait son triomphe. Mais son cri se changea en un hurlement de douleur. Lâchant son couteau, il porta les mains à son visage et se laissa tomber sur le sol en poussant des gémissements.
Derrière Morane, Bill s’évertuait à mettre le moteur en marche. Il y parvint à l’instant précis où le deuxième dacoït se précipitait sur le Français.
— Embarquez, commandant ! hurla Ballantine.
Bob n’en avait plus le temps cependant. S’il faisait volte-face, la lame meurtrière le frapperait immanquablement. Dans chaque main, il serrait une nouvelle poignée d’écrous. Il les lança en même temps sur son agresseur, mais celui-ci, ayant prévu son geste, put se dérober et, seuls, quelques écrous le touchèrent sur le côté du visage. Cela suffit cependant pour freiner son élan, et Bob mit ce répit à profit pour sauter à son tour dans le canot.
— En route ! hurla-t-il.
Le géant n’avait pas attendu cet ordre pour agir. Tournant à fond la manette des gaz, il fit bondir l’embarcation en avant, et cela à l’instant précis où le second dacoït s’apprêtait à sauter à bord. Le canot s’étant dérobé, son pied ne trouva que le vide, et il tomba à l’eau. Les autres dacoïts avaient atteint la berge eux aussi, mais tout ce qu’ils pouvaient faire à présent, c’était brandir leurs poignards en hurlant des menaces, bien inoffensives, à l’intention des victimes qui leur échappaient.
Comme Ballantine dirigeait le canot vers le confluent encore lointain de la Lea et de la Tamise, Bob se mit à rire.
— Allons, Bill, fit-il d’une voix joyeuse, nous voilà tirés d’affaire cette fois encore. En route pour Phalanx Street, maintenant !
— Phalanx Street ! s’exclama Ballantine. A votre avis, n’en avons-nous pas fait assez pour cette nuit, commandant ?
— Sans doute, sans doute, fit Bob en hochant la tête. Mais l’existence de Jack Star dépend peut-être de notre intervention…
— Et si nous avertissions Scotland Yard ?
— Le temps que Sir Archibald mette une équipe en branle, fit remarquer Morane, et il sera trop tard. Star est peut-être encore vivant. Mais pour combien d’heures ? Nous devons agir vite. Très vite.
Pendant de longues secondes, l’Ecossais continua à piloter l’embarcation en silence.
— Commandant, interrogea-t-il enfin, avez-vous une idée de l’identité de la personne qui nous a murmuré cet avis, alors que nous sortions de la maison de Madame Mo ? Cette personne qui semblait tellement soucieuse de ne pas être reconnue.
Morane secoua la tête.
— Pas la moindre idée, Bill.
— Et si c’était un piège ? Si l’Ombre Jaune voulait nous attirer dans un traquenard ?
— Je ne le crois pas. Pourquoi aurait-il voulu nous tendre un piège alors que, précisément, les dacoïts nous entouraient ? C’est un peu comme si l’on avait tout mis en œuvre pour capturer un fauve enfermé dans une cage. Et puis, même si l’Ombre Jaune voulait nous attirer dans un traquenard, comme tu dis, nous devons y aller. Nous ne pouvons laisser Jack Star aux mains de ses ennemis.
Le géant haussa les épaules.
— Vous avez raison, commandant. Quand on a commencé à jouer les preux chevaliers, il faut continuer jusqu’au bout, même si cela doit se terminer par un Roncevaux.
La navigation fut interrompue à hauteur de Grove Hall Park. Le canot fut amarré et les deux amis sautèrent sur le quai, pour se mettre à marcher vers la jonction de Bow Road et de High Street. Là, ils trouvèrent un taxi en maraude, mais quand Bob parla de Phalanx Street au chauffeur, ce dernier s’exclama :
— Phalanx Street ? Je me demande ce que deux gentlemen iraient faire de ce côté.
— Que va-t-on faire dans une rue où il y a des maisons ? fit Ballantine avec un gros rire. Sans doute veut-on aller dans une de ces maisons. Pas de cet avis, l’ami ?
— Bien sûr, répondit le chauffeur avec un hochement de tête. C’est que, justement, dans Phalanx Street…
— Il n’y a pas de maisons, sans doute ? dit encore l’Ecossais.
— Je n’ai pas dit ça, je n’ai pas dit ça. Il y a encore des maisons, bien entendu, mais vaudrait autant qu’il n’y en ait plus.
— Que voulez-vous dire exactement ? demanda Morane.
— Ben voilà, Phalanx Street, c’est du côté de Poplar, dans un quartier qui a durement été touché jadis, durant le Blitz, et qui n’a pas été reconstruit. Naturellement qu’il y a des maisons dans Phalanx Street, mais elles sont vides, du moins ce qui en reste.
— C’est quand même là que nous allons, dit Bill Ballantine. Si vous ne voulez pas nous y conduire, nous trouverons bien une autre boîte à savon dont le conducteur serait moins regardant.
— Je n’ai pas dit que je ne voulais pas vous mener à Phalanx Street, s’empressa de déclarer le chauffeur. Seulement, je vous déposerai à l’entrée de la rue. Il y a eu pas mal d’agressions ces derniers temps, et la compagnie nous interdit de nous aventurer dans des coins de ce genre.
Bob et Ballantine grimpèrent à bord du taxi qui, dix minutes plus tard, s’arrêtait à l’entrée d’un quartier désert, sur lequel régnait un silence de nécropole. Bien entendu, on avait tant bien que mal pansé les plaies et c’était à peine si, par endroits, les effets du Blitz se remarquaient encore à quelque palissade bordant des terrains vagues, à de rares pans de murs isolés, à des toits troués laissant apercevoir l’enchevêtrement des poutres. Dans l’ensemble, tout était propre, net. « Comme dans un cimetière désaffecté, mais entretenu malgré tout », pensa Bob.
Le chauffeur avait tendu le bras, pour dire :
— Phalanx Street commence là-bas, droit devant vous. Allez-y, mais j’aime autant être à ma place qu’à la vôtre, gentlemen. Pour rien au monde, je ne voudrais vous accompagner.
Morane et Ballantine avaient mis pied à terre et, tandis que Bob payait le prix de la course, l’Ecossais faisait remarquer à l’adresse du chauffeur :
— Bah, que peut-il bien nous arriver dans ce quartier désert ? C’est seulement là où il y a des hommes que le danger commence.
— Ouais, ouais, ricana l’autre. Le tout n’est pas de savoir qu’un quartier est désert, mais de savoir pourquoi il le demeure. Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Sur ces paroles sibyllines, le chauffeur embraya en marche arrière, fit tourner son taxi sur place et s’éloigna en direction des docks.